27 avril 2019

"Amoureux fantômes"

  Hautaine. Froide. Condescendante. Autant de qualificatifs dont elle se gaussait depuis toujours et n'y prêtait pas attention. Elle savait qu'ils étaient émis par des personnes jalousant sa confiance en elle, enviant son assurance ou étaient frustrées de ne pouvoir changer leur état, voir, de l'obtenir. Car oui, toute hautaine, froide ou condescendante qu'elle semblait être, elle ferait tout de même un superbe trophée à exhiber... pour peu qu'elle se taise. C'était là la réflexion de quelques-uns.
  Elle marchait d'un pas rapide, pas vraiment aérien, pas réellement gracieux, déterminé, plutôt. Un féroce aplomb drapé d'un vaporeux tissu qui jouait de transparence avec les doux rayons d'un soleil de mai. Le bleu pâle de sa robe complimentait joliment les nuances pêches de sa peau qui n'était ainsi pas d'un teint uniforme, parfait, mais à l'instar de ce fruit, d'une multitude de tons blancs, roses et rouges qui lui conférait un air de fragilité, une fois la première impression de toute-puissance glaciale envolée. Ce petit amas pastel filait entre les badauds du dimanche; elle détonnait tout à fait par son attitude et beaucoup se retournaient à son passage, chose qu'elle ne relevait plus, tant elle en avait l'habitude depuis son enfance. Une exaspération impatiente commençait à se lire sur son visage, ses lèvres pulpeuses, habillées d'un léger voile corail, se contractant en une moue si peu significatrice que le quidam le prenait pour un timide sourire à son endroit chose qui, pour le coup, la faisait sourire intérieurement. Vivait-elle dans un univers miroir pour que son dédain soit perçu de charmante manière ? Elle n'avait toutefois pas le temps de se poser la question : elle allait être en retard par rapport à l'avance qu'elle s'était imposée. Considérant la foule dominicale, elle ne pouvait accélérer davantage sa cadence. Elle allait bel et bien être en retard et elle avait horreur de ça. L'idée même qu'on puisse l'attendre n'était pas acceptable; elle détestait déranger ou être un fardeau...
  Elle avait presque dépassé les Galeries Lafayette du Boulevard Haussmann lorsqu'une image, réminiscence d'un passé pas si lointain, vint la frapper, ralentissant sa progression.

  Ce n'était pas la première fois qu'elle était en retard. Pour un premier rendez-vous. Avec ce lieu comme point de départ. Cela s'était déjà produit deux fois. En cet instant, le fantôme ayant rejoint le même plan astral que cette étoile filante contre l'univers alentour lui murmurait déjà au loin que c'était une mauvaise idée, qu'elle ne l'oublierai toujours pas malgré tout, qu'elle fut, est et sera toujours sienne tout simplement parce qu'elle l'avait aimé un jour.
  C'était avec grand peine qu'elle s'était efforcée de chasser de son esprit cette douce et douloureuse apparition, ce sourire chaud, ces yeux rieurs. Elle savait déjà tout cela. Elle ne le savait que trop bien et pourtant, elle avait spontanément choisi sa pâtisserie préférée comme point de rencontre, elle qui s'était jurée de ne jamais recommencer, afin de ne pas rattacher de mélancoliques souvenirs à ce lieu. Elle approchait enfin, suivie de près par les résidus les plus agressifs de son dernier amour qui la dépassaient et prenaient naturellement forme devant cette entrée du Printemps, avec ce même air qui, l'espace d'un instant, l'avait crucifiée sur place. Le hasard ayant, pour une fois, joué en sa faveur, tout ceci avait coïncidé avec le changement du feu piéton vers le rouge et elle se disait que l'objet de son rendez-vous n'avait sûrement pas pu percevoir le léger choc qu'elle venait de subir par la faute de frissons résultant de cette apparition, conjugués au manque de souffle que ces derniers avaient provoqué. Dans le doute, elle s'était dit que de balayer la mèche brune aux reflets dorés qui lui mangeait une partie du visage lui donnerait une contenance. Aussi, d'un geste infiniment plus élégant que sa démarche militaire, elle s'était appliquée à la ranger derrière son oreille droite tout en relevant ses immenses yeux d'un marron cacaoté vers les portes. L'ectoplasme avait disparu.
  Le bonhomme était désormais passé au vert, ses pensées étaient libres et, comme elle en avait peur, il l'attendait à quelques pas de feus ses souvenirs.
  Il avait encore plus de présence dans cette réalité. On ne pouvait voir que lui, avec son sourire (faussement ?) timide et ses yeux d'infinie mélancolie. Elle s'était elle-même surprise à se trouver impressionnée et à sentir un sourire tout enfantin se dessiner sur son visage dont les joues avaient pris la même teinte que ses lèvres. Elle ne savait pas comment enchaîner après ses excuses pour son inhabituel retard — préambule inutile qu'il avait balayé d'un rire poli — et se décidait donc à l'entraîner à l'intérieur, pour lui faire découvrir quelques merveilles sucrées qu'ils iraient déguster ailleurs.

  Son choix avait été arrêté depuis la veille, lui laissant le loisir de présenter ses préférences à l'objet de son attention unique depuis des mois. Son plaidoyer en faveur de la Nathalie chocolat au lait noisette terminé, dans un moment de relâche, elle détournait les yeux mécaniquement sur sa droite, au fond de la salle, regardant un couple de touristes coréens, un léger froncement des sourcils et une moue imperceptible voilant son visage.
  Ils étaient maintenant de retour au milieu de la foule, deux auras à la pâle mais indéniable attractivité, tentant de s'échapper à contre-courant, bifurquant du côté de la place Vendôme. Le printemps s'était enfin pleinement déployé, mais les Parisiens ne semblaient pas être tout à fait prêts à se débarrasser de leurs teintes ternes et monochromes qui les caractérisent aux trois-quarts de l'année; ainsi, nos deux protagonistes semblaient davantage mis en lumière, elle dans sa robe vaporeuse aux nuances de bleu, lui moulé dans un t-shirt d'un blanc immaculé. Ils captaient toute l'attention de leur présence et de leurs rires, signes d'une complicité naissante.
  A mesure qu'ils progressaient vers la rue de Rivoli, puis du pont de la Concorde, elle se sentait mieux. Toujours légèrement impressionnée, mais mieux. Le matin-même, elle n'avait pas été tout à fait certaine que tout ceci fut bien réel, malgré les derniers mois passés à converser avec cet illustre inconnu. Après tout, nous ne pouvons jamais être sûrs de rien, n'est-ce pas ? Ils marchaient sans réel but, le petit sac du Café Pouchkine, assorti aux teintes de notre hautaine, froide et condescendante héroïne du jour, se balançant gentiment au rythme de leurs pas d'une délicieuse lenteur. Un bon moyen de rallonger le temps en agréable compagnie, c'est ce qu'elle s'était toujours dit, en opposition totale à son énergique marche solitaire. Avec lui, elle avait envie de prendre tout le temps du monde, de profiter de chaque millisecondes sous les rayons du soleil, sur ce quai d'Orsay qu'ils remontaient, dépassant le pont Alexandre III. — « -Mon préféré. -Ah oui ? »
  Il lui avait ainsi proposé de s'arrêter quelques instants, afin de profiter de leurs trouvailles de tout à l'heure qu'elle avait presque oublié (c'était pourtant elle qui tenait le sac).

  Une sensation toute particulière lui parcourait l'échine. Elle se sentait présente à deux endroits à la fois. Comme écartelée. C'était comme si elle se contemplait, au loin, sur les bords d'un autre quai, avec un autre homme. Elle avait l'air plus jeune, plus en chair, tout à fait heureuse. Malgré la distance, elle s'entendait parfaitement rire et, surtout, entendait cette nouvelle apparition du passé lui asséner un discours plein de reproches quant à son physique et à sa manière de se présenter puis, se tournant dans la direction de l'impuissante spectatrice, de lui sourire d'un sourire cruel et froid, les yeux pourtant rieurs et de la mettre en garde contre ce t-shirt blanc qui ne ferait rien d'elle, tout comme lui. Pourquoi compterait-elle ? Elle n'était pas et ne serait jamais de taille face aux fantômes de son passé à lui — il les connaissait, c'était son nouveau monde, après tout. Elle ne représenterait jamais rien et ne servirait que de décoration pendant un temps. Le souffle court, elle se sentait de nouveau pétrifiée, glacée par cette vision et les rires enfantins de son autre elle-même se mêlant au rire sardonique de son premier amour, de ce coup de foudre qu'elle avait pourtant réussi à détruire en son for intérieur.
  En revenant à elle, elle constatait que le temps ne semblait pas s'être écoulé. Seul persistait cette sensation étrange, le long de sa colonne vertébrale et une vague de frissons avait envahit tout son corps, ce que son chevalier servant avait pris pour une réaction à la tiédeur s'installant doucement en compagnie de la soirée, parfaite excuse pour se rapprocher l'un de l'autre. Personne n'était dupe dans le jeu qui se jouait là, mais c'était tout à fait agréable que de prétendre le contraire.

  A mesure que le soleil disparaissait, elle sentait ses oreilles bourdonner. Ils n'avaient toujours pas bougé, entre le musée du quai Branly et le pont Alexandre III, les deux piliers symboliques de sa vie. Elle se sentait bien, mis à part ces bourdonnements. Cela ne l'empêchait pas de suivre leur conversation — elle aurait pu l'écouter des heures durant, peu importe le sujet abordé —, mais elle devait fournir un effort de concentration pour se faire. Dans un moment de relâchement, emportée par un éclat de rire, elle s'était retrouvée avec l'écho, d'abord lointain, d'une voix reconnaissable entre mille. Le bourdonnement venait de là. Ayant profité de cette fenêtre de tir, il avait surgit hors des tréfonds de ses souvenirs pour remonter à la surface. Il attendait depuis longtemps, installé aux côtés du couple de Coréens puis ayant suivi le mouvement jusqu'à cette autre place qui fut la-leur l'espace de leur propre premier rendez-vous. N'était-ce pas risible ? Elle semblait avoir réussi l'impossible et après, quoi ? En quoi étaient-ils ressemblants ? Lui, ne cessait de marteler qu'il avait été le meilleur et qu'il devait en être toujours ainsi, un air suffisant mêlé de profonde exaspération sur son visage qu'il avait finalement réussi à recomposer, afin de personnifier son écho sorti triomphalement du néant. Il se penchait une nouvelle fois vers elle pour l'embrasser. « -Non ! »
  Elle s'était exclamée jusque dans le monde tangible, ce qui avait surpris son béguin qui avait lui-même amorcé un mouvement pour l'embrasser. Elle s'en voulait terriblement, elle qui n'avait attendu que ce moment depuis de nombreuses semaines afin de tirer ses idées au clair. Elle n'eut pas le temps d'y songer, son regard ayant été happé par une Audi sportive dont elle était la passagère. Elle se faisait conduire par un esprit dont le soupir d'agacement était parfaitement perceptible, roulant des yeux avant de les poser sur son simulacre du siège passager et d'accélérer l'allure, renversant les trois précédentes apparitions qui s'étaient dressées devant sa route, comme un jeu de quilles.

*
**
*

  Tout ceci ne pouvait pas être. Elle s'était une nouvelle fois réveillée d'une sensation de mort imminente. Tout ceci n'avait tout simplement pas été. Elle l'avait tout bonnement rêvé. Comme une mise en garde ? Elle était passée experte dans l'art de s'inventer des signes, de ne pas les voir et de les maudire une fois le pire passé, comme si tout avait été décidé à l'instant T des doutes qu'elle n'écoutait jamais. Du moins, elle ne les avait écouté que deux fois et l'avait amèrement regretté. Y avait eu-t-il des signes à blâmer pour cela ? Elle ne s'en souvenait pas et se maudissait alors elle-même. Peu lui importait : l'issue semblait invariablement mener à un cul-de-sac où se tassaient Regret, Remord, Mélancolie, Romantisme, Spleen... et elle. On s'y sentait étouffer, beaucoup trop à l'étroit. Que devait-elle donc faire ?
  Tout ceci ne pouvait pas être, n'avait pas été et, dans le monde tangible, ne serait pas. Des fantômes ? Qu'ils hantent ses cauchemars ou ses doux moments de déprime, mais ils n'auront plus la main-mise sur sa vie sentimentale !
  Non, elle ne croyait pas un mot de tout ceci. Une fois l'Amour ayant rejoint ce cul-de-sac, il était trop tard : il était installé, coincé, encerclé par Regret, Remord, Mélancolie, Romantisme et Spleen, elle lui faisant face, tétanisée. Dans la réalité, elle était installée dans une petite mort, coincée dans une vie fade, encerclée par les mêmes Regret, Remord, Mélancolie, Romantisme et Spleen, son camarde de toujours.
  Elle aurait aimé se rendormir, mais n'y parvenait pas. Des larmes coulaient, malgré elle, sur ses joues veloutées. Elle ne le remarquait même plus tant elle en avait pris l'habitude.

  « -Je t'aime, mais ce n'est pas suffisant. »

  A croire que le fantôme le plus tenace avait réussi à accrocher ses résidus d'ectoplasme hors du royaume de ses songes... Elle s'était surprise à crier, la fureur dans la voix, le feu dans le regard qui ne portait sur rien d'autre que la pénombre des lieux :

  « -Comment est-ce que ça ne peut être suffisant !? C'est que tu ne m'aimes pas ! Si tu m'avais aimé, ce simple fait aurait été suffisant. Par amour, tout est possible. Tout. Regarde, moi : j'étais prête à de gros sacrifices pour toi — mais peut-être dois-je te remercier, de m'avoir quitté afin de ne pas avoir dû commettre l'irréparable pour le simple orgueil de perpétuer ton nom ?... Tout est possible, te dis-je ! Vivre chacun à l'autre bout de la planète, de la galaxie, du cosmos; affronter ses doutes, ses peurs, la maladie; construire, déconstruire, reconstruire à peu près tout et n'importe quoi; surmonter ce genre d'égarement...! Tout... Tout. Tout ! Tu entends !? Bien sûr que non. Tu ne m'aimais pas. Tu le disais, mais j'avais raison : tu ne m'aimais pas. Et moi qui ne le disais pas, je t'aimais. Je t'aime. Et il en sera toujours ainsi; je suis coincée. J'aurais voulu me tuer pour tout arrêter... mais je n'ai même pas cet impie courage. Tout est possible par amour, mais pas d'y mettre fin. Jamais. »

  Ce dernier murmure clôturait son soliloque, les dernières traces de fiévreuses larmes séchées ayant creusé des sillons brûlants dans leur passage lui tirant la peau d'une désagréable manière. Peut-être l'avait-il aimé, comme quelqu'un de normal le peu. Normale, elle ne l'était pas. Elle haïssait profondément la vie, et c'est précisément ce qui faisait qu'elle vivait tout plus intensément ou de la manière la plus parfaitement amorphe qui soit.
  Et c'est précisément pourquoi elle ne voulait pas réfléchir à ce qu'il conviendrait de faire vis-à-vis de l'homme qui avait ramené, bien malgré lui, tous ces fantômes à la surface de sa psyché.

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